Thomas MORE, L'Utopie

Publié le par Capucine

1516 (latin)

Livre premier

Livre second

1. Les villes d'Utopie et particulièrement de la ville d'Amaurote

2. Des magistrats

3. Des arts et métiers

4. Des rapports mutuels entre les citoyens

5. Des voyages des Utopiens

6. Des esclaves

7. De la guerre

8. Des religions de l'Utopie

Texte en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/l_utopie/utopie_Ed_fr_1842.pdf

LIVRE PREMIER

Le simple vol ne mérite pas la potence, et le plus horrible supplice n’empêchera pas de voler celui qui n’a que ce moyen de ne pas mourir de faim. En cela, la justice d’Angleterre et de bien d’autres pays ressemble à ces mauvais maîtres qui battent leurs écoliers plutôt que de les instruire. Vous faites souffrir aux voleurs des tourments affreux ; ne vaudrait-il pas mieux assurer l’existence à tous les membres de la société, afin que personne ne se trouvât dans la nécessité de voler d’abord et de périr après ?

[…]

La principale cause de la misère publique, c’est le nombre excessif des nobles, frelons oisifs qui se nourrissent de la sueur et du travail d’autrui, et qui font cultiver leurs terres, en rasant leurs fermiers jusqu’au vif, pour augmenter leurs revenus ; ils ne connaissent pas d’autre économie. S’agit-il, au contraire, d’acheter un plaisir ? Ils sont prodigues jusqu’à la folie et la mendicité. Ce qui n’est pas moins funeste, c’est qu’ils traînent à leur suite des troupeaux de valets fainéants, sans état et incapables de gagner leur vie.

p.22

Décrétez que vos nobles démolisseurs reconstruiront les métairies et les bourgs qu’ils ont renversés, ou céderont le terrain à ceux qui veulent rebâtir sur leurs ruines. Mettez un frein à l’avare égoïsme des riches ; ôtez-leur le droit d’accaparement et de monopole. Qu’il n’y ait plus d’oisifs pour vous. Donnez à l’agriculture un large développement ; créez des manufactures de laine et d’autres branches d’industrie, où vienne s’occuper utilement cette foule d’hommes dont la misère a fait jusqu’à présent des voleurs, des vagabonds ou des valets, ce qui est à peu près la même chose.

Si vous ne portez pas remède aux maux que je vous signale, ne me vantez pas votre justice ; c’est un mensonge féroce et stupide.

Vous abandonnez des millions d’enfants aux ravages d’une éducation vicieuse et immorale. La corruption flétrit sous vos yeux ces jeunes plantes qui pouvaient fleurir pour la vertu, et vous les frappez de mort, quand, devenus des hommes, ils commettent les crimes qui germaient, dès le berceau, dans leurs âmes. Que faites-vous donc ? des voleurs, pour avoir le plaisir de les pendre.

p.23

Ainsi convient-il d’agir, quand on délibère sur les affaires de l’État, au sein d’un royal conseil. Si l’on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n’est pas une raison pour abandonner la chose publique. Le pilote ne quitte pas son navire, devant la tempête, parce qu’il ne peut maîtriser le vent.

Vous parlez à des hommes imbus de principes contraires aux vôtres ; quel cas feront-ils de vos paroles, si vous leur jetez brusquement à la tête la contradiction et le démenti ? Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent du moins à diminuer l’intensité du mal : car tout ne sera bon et parfait que lorsque les hommes seront eux-mêmes bons et parfaits. Et, avant cela, des siècles passeront. »

p.44

Ailleurs, le principe du tien et du mien est consacré par une organisation dont le mécanisme est aussi compliqué que vicieux. Des milliers de lois, qui ne suffisent pas encore pour que tout individu puisse acquérir une propriété, la défendre, et la distinguer de la propriété d’autrui. À preuve, cette multitude de procès qui naissent tous les jours et ne finissent jamais.

« Lorsque je me livre à ces pensées, je rends pleine justice à Platon, et je ne m’étonne plus qu’il ait dédaigné de faire des lois pour les peuples qui repoussent la communauté des biens. Ce grand génie avait aisément prévu que le seul moyen d’organiser le bonheur public, c’était l’application du principe de l’égalité. Or, l’égalité est, je crois, impossible, dans un État où la possession est solitaire et absolue ; car chacun s’y autorise de divers titres et

droits pour attirer à soi autant qu’il peut, et la richesse nationale, quelque grande qu’elle soit, finit par tomber en la possession d’un petit nombre d’individus qui ne laissent aux autres qu’indigence et misère.

« Souvent même, le sort du riche devrait échoir au pauvre. N’y a-t-il pas des riches avares, immoraux, inutiles ? des pauvres simples, modestes, dont l’industrie et le travail profitent à l’État, sans bénéfices pour eux-mêmes ?

« Voilà ce qui me persuade invinciblement que l’unique moyen de distribuer les biens avec égalité, avec justice, et de constituer le bonheur du genre humain, c’est l’abolition de la propriété. Tant que le droit de propriété sera le fondement de l’édifice social, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage que disette, tourments et désespoir.

« Je sais qu’il y a des remèdes qui peuvent soulager le mal ; mais ces remèdes sont impuissants pour le guérir. Par exemple :

« Décréter un maximum de possession individuelle en terre et en argent.

« Se prémunir par des lois fortes contre le despotisme et l’anarchie.

« Flétrir et châtier l’ambition et l’intrigue.

« Ne pas vendre les magistratures.

« Supprimer le faste et la représentation dans les emplois élevés, afin que le fonctionnaire, pour soutenir son rang, ne se livre pas à la fraude et à la rapine ; ou afin qu’on ne soit pas obligé de donner aux plus riches les charges que l’on devrait donner aux plus capables.

« Ces moyens, je le répète, sont d’excellents palliatifs qui peuvent endormir la douleur, étuver les plaies du corps social ; mais n’espérez pas lui rendre la force et la santé, tant que chacun possédera solitairement et absolument son bien. Vous cautériserez un ulcère, et vous enflammerez tous les autres ; vous guérirez un malade, et vous tuerez un homme bien portant ; car, ce que vous ajoutez à l’avoir d’un individu, vous l’ôtez à celui de son voisin. »

p.47-48

LIVRE SECOND

Les malheureux affligés de maux incurables reçoivent toutes les consolations, toutes les assiduités, tous les soulagements moraux et physiques capables de leur rendre la vie supportable. Mais, lorsque à ces maux incurables se joignent d’atroces souffrances, que rien ne peut suspendre ou adoucir, les prêtre ; et les magistrats se présentent au patient, et lui apportent l’exhortation suprême.

Ils lui représentent qu’il est dépouillé des biens et des fonctions de la vie ; qu’il ne fait que survivre à sa propre mort, en demeurant ainsi à charge à soi-même et aux autres. Ils l’engagent à ne pas nourrir plus longtemps le mal qui le dévore, et à mourir avec résolution, puisque l’existence n’est pour lui qu’une affreuse torture.

« Ayez bon espoir », lui disent-ils, « brisez les chaînes qui vous étreignent et sortez vous-même du cachot de la vie ; ou du moins consentez à ce que d’autres vous en délivrent. Votre mort n’est pas un refus impie des bienfaits de l’existence, c’est le terme d’un cruel supplice. »

Obéir, dans ce cas, à la voix des prêtres interprètes de la divinité, c’est faire une œuvre religieuse et sainte.

Ceux qui se laissent persuader mettent fin à leurs jours par l’abstinence volontaire, ou bien on les endort au moyen d’un narcotique mortel, et ils meurent sans s’en apercevoir. Ceux qui ne veulent pas de la mort n’en sont pas moins l’objet des attentions et des soins les plus délicats ; quand ils cessent de vivre, l’opinion publique honore leur mémoire.

p.91-92

Les lois sont en très petit nombre, et suffisent néanmoins aux institutions. Ce que les Utopiens désapprouvent surtout chez les autres peuples, c’est la quantité infinie de volumes, de lois et de commentaires, qui ne suffisent pas encore à l’ordre public. Ils regardent comme une injustice suprême d’enchaîner les hommes par des lois trop nombreuses, pour qu’ils aient le temps de les lire toutes, ou bien trop obscures, pour qu’ils puissent les comprendre.

En conséquence, il n’y a pas d’avocats en Utopie ; de là sont exclus ces plaideurs de profession, qui s’évertuent à tordre la loi, et à enlever une affaire avec le plus d’adresse. Les Utopiens pensent qu’il vaut mieux que chacun plaide sa cause, et confie directement au juge ce qu’il aurait à dire à un avocat. De cette manière, il y a moins d’ambiguïtés et de détours, et la vérité se découvre plus facilement. Les parties exposent leur affaire simplement, parce qu’il n’y a pas d’avocat qui leur enseigne les mille impostures de la chicane. Le juge examine et pèse les raisons de chacun avec bon sens et bonne foi ; il défend l’ingénuité de l’homme simple contre les calomnies du fripon.

p.96

« Néanmoins, en thèse générale, ils regardent comme un mal l’introduction des traités parmi les peuples, quand même ceux-ci les observeraient religieusement. Cet usage habitue les hommes à se croire mutuellement ennemis, nés pour une guerre éternelle et pour s’entredétruire légitimement, en l’absence d’un traité de paix ; comme s’il n’y avait plus société de nature entre deux nations, parce qu’une colline ou qu’un ruisseau les sépare. »

p.99

Utopus, en décrétant la liberté religieuse, n’avait pas seulement en vue le maintien de la paix que troublaient naguère des combats continuels et des haines implacables, il pensait encore que l’intérêt de la religion elle-même commandait une pareille mesure. Jamais il n’osa rien statuer témérairement en matière de foi, incertain si Dieu n’inspirait pas lui-même aux hommes des croyances diverses, afin d’éprouver, pour ainsi dire, cette grande multitude de cultes variés. Quant à l’emploi de la violence et des menaces pour contraindre un autre à croire comme soi, cela lui parut tyrannique et absurde. Il prévoyait que si toutes les religions étaient fausses, à l’exception d’une seule, le temps viendrait où, à l’aide de la douceur et de la raison, la vérité se dégagerait elle-même, lumineuse et triomphante, de la nuit de l’erreur.

p.111

Thomas MORE, L’Utopie

Edition Librio

Traduit de l’anglais par Victor Stouvenel

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